Chapitre VI
L’Institut J. Alfred Prufrock est aujourd’hui fermé. Il a fermé voilà des années, après que Mme Alose a été arrêtée pour braquage de banque, et si vous le visitiez aujourd’hui vous le trouveriez désert. En traversant la pelouse roussie, vous ne verriez pas un chat, au lieu de la fourmilière qui accueillit les enfants Baudelaire. En longeant le bâtiment qui abritait les salles de classe, vous n’entendriez pas la voix monocorde de Mr Rémora en train de raconter une histoire, et en longeant l’auditorium vous n’entendriez pas miauler le violon du proviseur adjoint. Enfin, si vous alliez vous planter sous l’arche pour déchiffrer sa devise austère, vous n’entendriez que la brise chuchotant dans les herbes sèches.
Bref, si vous visitiez Prufrock aujourd’hui, vous verriez l’endroit à peu près tel qu’il apparut aux enfants Baudelaire ce matin-là, lorsqu’ils traversèrent la pelouse pour aller parler à Mr Nero. Les trois enfants tenaient tant à le voir seul qu’ils s’étaient levés avec le jour et qu’il n’y avait pas âme qui vive lorsqu’ils se glissèrent dehors. C’était à croire que tout le pensionnat avait été évacué dans la nuit, et qu’il ne restait plus qu’eux trois au pied des tombes géantes. Il y avait de quoi vous donner le frisson, aussi Violette et Prunille eurent-elles un sursaut lorsque Klaus, sans prévenir, se mit à rire tout haut.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? demanda Violette.
— Oh rien, je pensais à un truc bête : on va dans le bâtiment administratif sans avoir été convoqués. Ça signifie qu’à partir de maintenant on mangera avec nos doigts.
— Tu trouves ça drôle ? Et si on nous sert de la bouillie d’avoine, ce matin ? Tu te vois la manger avec les mains ?
— Gloup, affirma Prunille, autrement dit : « Facile, crois-moi. »
Et les deux sœurs éclatèrent de rire à leur tour. Il n’y avait rien de drôle, bien sûr. C’était même plutôt navrant de savoir qu’il existait au monde un règlement aussi inique, mais l’idée de manger de la bouillie avec les mains leur donnait le fou rire.
— Ou des œufs sur le plat ! pouffa Violette. Hein ? s’ils servent des œufs sur le plat, tout coulants ?
— Ou des crêpes arrosées de sirop ! dit Klaus.
— Soup ! renchérit Prunille.
Et tous trois se plièrent de rire derechef.
— Oh ! vous vous souvenez du pique-nique ? dit Violette. Le pique-nique sur les bords de la Rutabaga ? Père était tellement émoustillé qu’il avait oublié les couverts !
— Tu penses si je me souviens, dit Klaus. On avait tout mangé avec les mains, même les crevettes à la sauce chinoise !
— Poissy ! s’écria Prunille, levant haut ses petites mains.
— Pour ça oui, approuva Violette. Ensuite, on s’était lavé les mains dans la rivière, et on avait trouvé un endroit super pour essayer la canne à pêche que j’avais bricolée.
— Et moi, j’avais cueilli des mûres avec Mère, dit Klaus.
— Érouz, fit Prunille, autrement dit : « Et moi, j’avais mordu des cailloux. »
Les enfants cessèrent de rire, tout a ce souvenir pas si lointain, mais qui semblait remonter à plusieurs siècles.
Juste après le tragique incendie, les enfants avaient compris, bien sûr, que leurs parents n’étaient plus ; mais l’effet produit, au début, avait été un peu le même que s’ils s’étaient simplement absentés, le même que s’ils allaient revenir sous peu. À présent, ce fameux pique-nique leur semblait si éloigné, avec ses reflets de soleil sur l’eau et le rire des adultes barbouillés de sauce, qu’ils comprenaient pour de bon que leurs parents ne reviendraient plus.
— On pourra peut-être retourner là-bas un jour, murmura Violette. Retourner sur les bords de la Rutabaga, pêcher des ablettes et cueillir des mûres.
— Oui, peut-être, dit Klaus. (Mais ils savaient tous trois que, même s’ils retournaient là-bas, ce ne serait plus jamais la même chose.) On y retournera peut-être un jour, mais en attendant c’est dans le bureau de Néron qu’il faut aller. Venez. C’est par là qu’on entre, apparemment.
Ils respirèrent un grand coup et entrèrent dans le bâtiment avec un adieu muet aux fourchettes, aux cuillères et aux couteaux. Ils gravirent l’escalier jusqu’au neuvième étage et frappèrent à la porte du proviseur adjoint, surpris de ne pas entendre son violon.
— Bon, oui, entrez ! grogna sa voix avec un soupir excédé. S’il le faut absolument.
Ils entrèrent.
Dos tourné à la porte, le proviseur adjoint contemplait son reflet dans la vitre, tout en nouant d’un élastique l’une de ses couettes riquiqui. Cela fait, il leva les mains en l’air et annonça haut et clair :
— Mesdames et Messieurs, M. le Proviseur adjoint Nero !
Les enfants applaudirent, dociles. Il pivota et se fit sévère.
— Dites ! je n’attendais qu’un seul applaudissement. Violette et Klaus, vous n’êtes pas admis ici. Vous le savez fort bien.
— Je vous prie de m’excuser, M. le Proviseur adjoint, bredouilla Violette, mais… nous avons quelque chose de très important à vous dire.
— Nous avons quelque chose de très important à vous dire. Très important, je veux bien le croire. Si important que vous renoncez au luxe de manger avec des couverts. Bien, en ce cas, dites vite. Je prépare mon prochain récital, ne gaspillez pas mon temps.
— Ce ne sera pas long, promit Klaus. (Puis il marqua un silence, comme il est conseillé de le faire lorsqu’on doit peser ses mots avec soin.) Voilà, reprit-il en pesant ses mots avec soin. Nous sommes inquiets parce que… parce qu’il se pourrait bien que le comte Olaf ait trouvé le moyen de s’introduire ici, à Pru… à l’Institut J. Alfred Prufrock.
— Sornettes ! décréta Mr Nero. Et maintenant, ouste, du balai ! Laissez-moi à mon violon.
— Mais ce ne sont peut-être pas des sornettes, insista Violette. Le comte Olaf est un as du déguisement. Il pourrait très bien être là, sous notre nez, sans que personne ne se doute de rien.
— La seule chose que j’aie sous le nez, c’est trois bécasseaux. À qui j’ordonne de disparaître immédiatement et sans délai.
— Le comte Olaf pourrait très bien être Mr Remora, s’entêta Klaus. Ou Mme Alose.
— Mr Remora et Mme Alose enseignent dans cet établissement depuis plus de quarante-sept ans. Si l’un d’eux était déguisé, ça se saurait.
— Et les serveuses du réfectoire ? dit Violette. Elles ont toujours ces masques sur le nez.
— Ces masques, elles les portent pour des raisons d’hygiène et de sécurité, petits crétins ! N’avez rien de mieux à proposer ? Tu es sûre, Violette, que le comte Olaf ne serait pas plutôt ton soupirant, le jeune Beaumachin, là, le triplé ?
Violette rosit.
— Duncan Beauxdraps n’est pas mon soupirant. Et il n’est pas non plus le comte Olaf.
Mais Mr Nero n’écoutait pas. Il était tout à ses plaisanteries stupides.
— Oh ! mais je sais. Votre comte Olaf, il ne serait pas déguisé en Carmelita Spats, par hasard ?
— Ou peut-être déguisé en moi-même ? susurra une voix depuis la porte.
Les enfants firent volte-face. Le soi-disant Gengis était là, une rose rouge à la main et un éclair féroce dans les yeux.
— Mais oui, en vous-même, hé hé hé ! ricana Mr Nero. Imaginez ce comte Olaf déguisé en meilleur entraîneur sportif de la planète.
Klaus posa les yeux sur le faux professeur. Que de crimes il avait commis, déjà, sous des déguisements divers : faux laborantin chez l’oncle Monty, faux capitaine chez la tante Agrippine, fausse réceptionniste à La Falote[5] ! Klaus brûlait de crier : « Oui, comte Olaf, on vous a reconnu ! » Mais il se retint. Violette avait raison. Laisser croire qu’ils étaient dupes, c’était gagner du temps ; se donner une chance de deviner ce qu’il tramait.
Klaus garda donc bouche cousue. Ou, plus exactement, il l’ouvrit pour s’esclaffer :
— Ouaf ! Ce serait la meilleure ! Vous vous rendez compte, Mr Gengis ? Ça voudrait dire que votre turban est un déguisement !
La mâchoire de Gengis se durcit.
— Mon turban ?
Mais il se radoucit en comprenant – croyant comprendre – que Klaus plaisantait, et il entra dans le jeu :
— Mon turban, un déguisement ? Ho ho ho ho !
— Hi hi hi hi ! hennit Mr Nero.
Violette et Prunille ne restèrent pas comme deux ronds de flan.
— Oh oui, Mr Gengis ! gloussa Violette. Enlevez votre turban, un peu, qu’on voie votre sourcil unique. Ha ha ha ha !
— Hi hi hi hi ! pouffait Mr Nero. Les enfants, vous êtes trop comiques ! On jurerait trois comédiens !
— Volastock ! lança Prunille, exhibant ses dents de castor.
— Oui ! s’écria Klaus, ma petite sœur a raison ! Elle dit que si vous étiez le comte Olaf, vos baskets seraient géniales pour camoufler votre tatouage !
— Hi hi hi hi ! hoquetait Mr Nero, se tenant les côtes. Les enfants, quels clowns vous faites !
— Ho ho ho ho ! se força Gengis.
— Ha ha ha ha ! l’imita Violette qui sentait monter la nausée.
Là-dessus, avec un sourire à s’en donner des crampes, elle se hissa sur la pointe des pieds et fit mine de lui arracher son turban en pépiant :
— Et je vais vous enlever ça, moi, qu’on voie un peu ce sourcil !
— Hi hi hi hi ! gloussait Mr Nero, ses couettes secouées de rire. Les enfants, vous êtes plus drôles que des singes savants !
Alors Klaus se pencha et tira sur le lacet d’une des belles baskets en claironnant :
— Et moi, je vais vous enlever ça, qu’on voie un peu ce fameux tatouage !
— Hi hi hi hi ! s’étouffait Mr Nero. Vous êtes vraiment trois…
Mais les enfants Baudelaire ne surent jamais quels trois quoi ils étaient vraiment. Car le jeu changea de ton d’un seul coup. L’entraîneur sportif empoigna Klaus d’une main, Violette de l’autre et les maintint à bout de bras.
— Ho ho… ricana-t-il sur sa lancée, et brusquement il cessa de rire. Assez ri, dit-il d’un ton sec. Pas question d’enlever ces baskets, parce que je viens de courir et que j’ai les pieds qui sentent. Et pas question d’enlever ce turban, ma religion me l’interdit.
— Hi hi… (À son tour, Mr Nero s’arrêta net.) Oh ! Mr Gengis, nous n’allons certes pas vous demander de contrevenir à votre religion. Ni d’ailleurs d’embaumer mon bureau avec vos pieds d’athlète.
Une dernière fois Violette fit mine de viser le turban, une dernière fois Klaus fit mine de viser le lacet, mais l’athlète les tenait de main ferme.
— Barb ! cria Prunille.
Personne ne traduisit.
— Quart d’heure de plaisanterie terminé ! annonça le proviseur adjoint. Merci, les enfants, pour ce divertissement. À bientôt, et bon petit déjeuner avec les doigts. Et maintenant, cher Mr Gengis, que puis-je pour vous ?
— Euh, M. le Proviseur adjoint, je voulais seulement vous offrir cette rose. En modeste compliment du récital sublime que vous nous avez offert hier soir.
— Oh, merci, bafouilla Mr Nero, plongeant dans la rose son nez en tomate. C’était beau, n’est-ce pas ?
— Jusqu’à l’extase. Plus que je ne saurais dire. La première fois que vous avez joué cette sonate, j’ai été très ému. La deuxième fois, j’ai eu les larmes aux yeux. La troisième fois, je sanglotais sans bruit. La quatrième fois, l’émotion m’a submergé. La cinquième fois…
Les enfants Baudelaire n’entendirent pas les effets produits par la cinquième fois, car la porte du proviseur adjoint claqua sur eux.
Ils échangèrent des regards déconfits. Ils avaient été à deux doigts de démasquer le comte Olaf, mais être à deux doigts ne suffit pas. Ils redescendirent en silence et traversèrent la cour pour gagner le réfectoire. Apparemment, le proviseur adjoint avait déjà contacté le personnel, car, lorsque vint le tour de Violette et de Klaus, la serveuse qui tendait les couverts fit lentement non de la tête. Ce matin-là, pas de bouillie d’avoine, mais les œufs brouillés non plus ne sont pas le mets idéal à manger avec les doigts.
— Oh ! pas de problème, dit Isadora en les voyant s’attabler, la mine longue. On va s’arranger entre nous ! Klaus, on se partage ma fourchette, toi et moi ; chacun son tour, d’accord ? Et toi, Violette, tu en fais autant avec Duncan et voilà ! Maintenant, dites-nous comment ça s’est passé, avec Néron.
— Pas trop trop bien, avoua Violette. Gengis s’est pointé trente secondes après nous. On a préféré continuer à faire comme si on ne l’avait pas reconnu.
Isadora tira son carnet de sa poche et lut à voix haute :
Ah ! quel grand bonheur pour nous
Si Gengis se tordait le cou.
— Bon, dit-elle, c’est du mirliton et je sais que ça n’avance pas à grand-chose, mais j’ai pensé que ça vous plairait quand même.
— Moi, ça me plaît bien, dit Klaus. Et si ça arrivait vraiment, oui, ce serait un sacré coup de bol. Mais bon, ne rêvons pas trop.
— On trouvera bien une solution, assura Duncan en tendant sa fourchette à Violette. À nous quatre, ce sera vite fait.
— Espérons-le, dit Violette. Parce que le comte Olaf ne traîne pas non plus, d’habitude.
— Kosbal, fit Prunille.
— Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Isadora. Qu’elle a une idée ? J’ai du mal à saisir sa façon de parler.
— Je crois plutôt qu’elle dit : « Voilà Carmelita Spats », traduisit Klaus avec un petit mouvement de tête vers l’allée.
Et en effet, Carmelita Spats marchait droit vers eux, l’air fort contente d’elle.
— Salut, les pifgalettes ! J’ai un message pour vous. De la part de Mr Gengis. C’est moi sa messagère spéciale, parce que c’est moi la plus futée, la plus sage, la plus gentille de tout le collège.
— Ne te donne pas de coups de pied ! glissa Duncan.
— T’es jaloux, c’est tout. Parce que c’est moi que Gengis préfère et pas toi, ni ta triplette, ni tes petits copains pifgalettes.
— On s’en fiche royalement, de ton Gengis, dit Duncan. Accouche de ton message et fiche-nous la paix.
— Le message, le voilà : les orphelins Baudelaire sont priés de se rendre sur la pelouse du terrain de sports, ce soir, tous les trois, juste après le dîner.
— Juste après le dîner ? s’étonna Violette. Et le concert ? Comment on fait pour y aller ?
— C’est le message. Et si vous n’y allez pas, il a dit, vous risquez de gros ennuis. Alors, si j’étais toi, miss Violette…
— Mais tu n’es pas Violette, encore heureux, coupa Duncan. (Couper la parole à quelqu’un n’est jamais très élégant, mais quand ce quelqu’un est odieux, on peut avoir du mal à se retenir.) Merci pour le message. A la revoyure.
— Il est d’usage, dit Carmelita, de donner un petit quelque chose au messager, pour le remercier d’avoir livré son message. Une récompense qui s’appelle un pourboire.
— Si tu ne disparais pas illico, rétorqua Isadora, c’est des œufs brouillés sur le nez que tu vas recevoir en pourboire.
— Spèce de pifgalette jalouse, siffla Carmelita, mais elle s’éclipsa.
— Ne vous en faites pas, déclara Duncan à mi-voix, dès qu’elle fut trop loin pour entendre. Il nous reste toute la journée pour décider que faire. Violette, encore un peu d’œufs brouillés ?
— Non merci, répondit Violette. Pas très faim, ce matin.
Et c’était la vérité. Aucun des enfants Baudelaire n’avait très faim ce matin-là. Les œufs brouillés n’avaient jamais été leur plat favori, de toute manière – et surtout pas celui de Prunille, c’était bien trop mou à son goût. Cela dit, leur petit appétit était moins dû aux œufs brouillés qu’à l’idée d’aller retrouver certain triste sire, le soir à la brune, sur un terrain à l’écart et sans témoins.
Certes, Duncan disait vrai : on n’était encore qu’au matin. Il restait la journée entière pour imaginer un plan de défense. Mais les enfants Baudelaire n’avaient plus l’impression d’être au matin. Devant ces œufs brouillés qui ne leur disaient rien, il leur semblait déjà que le soleil s’apprêtait à se coucher. Ils se sentaient déjà à l’heure où se confondent les couleurs, cette heure où Gengis-le-Faux les guetterait. On n’était encore qu’au matin, et il leur semblait déjà marcher vers sa grande ombre.